Dangereux de se pencher au-dedans (1)

Christine Macel, "my tongue in your cheek" 2001

 

Depuis près de dix ans, Kendell Geers développe une Suvre polymorphe où les objets, les installations, les Suvres vidéo récentes réutilisant des films existants, apparaissent indissociables de ses textes critiques ou de ses performances. Lune des premières a dailleurs consisté à changer sa date de naissance en « mai 1968 », sans autre forme concrète que cette chaîne portée par lartiste qui sera mise en vente après sa mort  Title Withheld (May 1968). 1968 constitue en effet une date programmatique pour Kendell Geers, parce que les étudiants engageaient une révolution, que disparaissait Marcel Duchamp, et que venait dêtre publié La Société du spectacle de Guy Debord. Comme sil souhaitait ainsi dire que sa propre vie était placée sous le signe de la rébellion, de la poursuite de lart au-delà dun art assujetti à sa propre philosophie et du développement dune pensée critique sur lhistoire contemporaine, malgré les risques quil pouvait encourir alors en tant que Sud-Africain blanc, en lutte contre le gouvernement de lApartheid.
Son Suvre sest, à ses débuts, inscrite de facto dans le contexte de la société sud-africaine en prise avec lhorreur de lApartheid, de manière aiguë jusqu'à la libération de Nelson Mandela en 1990 et jusquà aujourdhui encore où le gouvernement de MBeki na pas su rétablir les équilibres. Kendell Geers, dont lSuvre comme lactivisme politique, en ont fait une figure essentielle de lart en Afrique du Sud, jusquà ce quil sinstalle en Europe, a effectivement irrigué son travail de la violence quotidienne dun pays où les industries de vitres et de systèmes de sécurité électroniques ont les moyens de faire leur publicité en format quatre par trois. Ce positionnement critique, manifeste à la fois dans son Suvre et dans son engagement écrit de type journalistique, na cependant jamais été basé sur une vision binaire qui renverrait le bon contre le méchant, mais sur une mise en doute répétée des principes de bien et de mal, et sur laffirmation de leur possible réversibilité. LSuvre de Geers sest ingéniée à troubler les catégories morales, à instiller lincertitude, à considérer le mensonge aussi comme une vérité, dans une esthétique du simulacre qui savère autant redevable à la pensée de Jean Baudrillard quaux préceptes de Friedrich Nietzsche  philosophes dont Geers se réclame et quil « remercie » parmi d'autres dans son premier catalogue Argot2.
Par ailleurs, loin de demeurer centrée sur des problématiques uniquement morales ou politiques, lSuvre de Geers, et ce dès ses débuts, a toujours lié son implication éthique à une réflexion avertie sur la modernité, en réfléchissant au lieu et au contexte de lart, à ses modes dexposition, en critiquant par exemple insidieusement le White Cube. Que lon songe à TW (Virus), un cube vide entouré  on pourrait même dire embaumé  d'un ruban en plastique rayé rouge et blanc, qui en bloque laccès tout en affirmant son aspect mortifère et sa dangerosité. LSuvre de Geers a entériné les relations critiques que les artistes ont développé entre leur Suvre et son contexte depuis les années 60, tout en poursuivant cette réflexion à travers une critique radicale de linstitution artistique et de ses acteurs. LSuvre réalisée par Geers dans le cadre du projet Tokyo TV, produit par le Palais de Tokyo, illustre à point nommé cette ironie provocatrice. Le film réalisé est un remake de TITRE de Marina Abramovic et Ulay, se giflant mutuellement, appliqué aux deux directeurs de linstitution qui ont commandité le projet.
Au-delà de ces enjeux qui sont dailleurs les plus fréquemment discutés par la critique, Geers prolonge ses engagements politiques et esthétiques par une mise en Suvre dautres préoccupations, liées au plus intime du psychisme humain. Son Suvre se positionne en effet autour de notions telles que la pulsion et le désir, affirmant la réversibilité de lhorreur et de lextase, et confirmant le lien intime quentretiennent violence et érotisme, en écho à la pensée des surréalistes et de Georges Bataille  autre écrivain et philosophe « remercié » dans Argot. La mise en forme de ses Suvres, notamment les installations vidéo, se caractérisent dailleurs souvent, à travers une image indissociable de lenvironnement sonore, par un mouvement de charge et de décharge, qui accompagne les intrications entre des notions apparemment opposées.
Souvent présenté comme con artist, salué comme lun des artistes les plus engagés politiquement par la critique qui se félicite ainsi elle-même de célébrer un artiste « engagé », Kendell Geers mène ainsi une Suvre qui va en fait bien au-delà du contexte où son art est né, celui de la lutte anti-Apartheid par un Afrikaner porteur dune ineffaçable culpabilité3 dont il joue, et qui consiste à dénoncer avec un humour souvent « noir », avec un goût certain de la provocation, le contexte de lart et son éloignement paradoxal de ce qui devrait être ses enjeux. Mais elle sinscrit plus globalement dans la vie même, dans ses éclats et ses parts dombre, dans cette « beauté dangereuse » que Kendell Geers recherche dans ses expériences personnelles et quil place bien « avant lart »4. Il faut préférer la vie à toute autre valeur, quitte à risquer leffondrement ou le court-circuit5.

Par-delà le Bien et le Mal. Oser le mensonge.
Pour Geers, la vérité est loin de constituer une valeur suprême. Son Suvre entraîne au-delà des certitudes, dans la vie plutôt que dans la recherche dune quelconque vérité. Il faut la mettre en jeu au risque de la perdre, ou, pour reprendre lénoncé fameux de Nietzsche, il faut au moins « vivre dangereusement », dans un « culte de la haute tension interne ». Cette recherche de la surexcitation est toujours passée chez Geers par le questionnement des événements les plus extrêmes, quil a vécu pour certains au plus près. Sa vie, quil mêle volontairement à des faits historiques dans son Suvre TW (curriculum vitae), constamment reprise et abondée, apparaît comme une succession de drames personnels, avec une complaisance affichée pour toutes les formes de rejet dont il a été victime, quil sagisse de ses tentatives dintégrer des écoles ou de la censure quil a subie pour ses Suvres, dès Vita Art Now à la Johannesburg Gallery en 1995. Né dans une famille dorigine hollandaise, dont le grand-père se suicide en 1961, placé à la charge de son père à lâge de cinq ans au moment du divorce de ses parents, victime dune brutale méningite à lâge de quinze ans, il quitte peu après le foyer familial. Hospitalisé à dix-neuf ans après un violent accident de voiture, il tente à deux reprises de se suicider puis, forcé par le South African Defence Force à la suite de son refus de faire son service militaire, il doit quitter lAfrique du Sud pour New York, où il devient lassistant de Richard Prince. Ce nest quà la libération de Nelson Mandela, en 1990, quil retourne à Johannesburg dont il partira définitivement dix ans plus tard. Cette mise en avant du biographique dans son Suvre procède chez Geers non pas dune entreprise dexhibition visant la transparence mais dun entrelacement délibéré dénonçant en soi les procédés dénonciation de lhistoire, au niveau individuel et collectif. Lorsquil annonce demblée une date de naissance fantasmatique, mai 1968, il fait apparaître clairement son intention dutiliser son histoire personnelle de manière symbolique, au sein de lhistoire dun monde « fucked up », mis à lenvers, comme lénonce lSuvre qui ouvre son site www.geers.net. Une histoire rythmée par linvention doutils de destruction, des fusils AK47 à la bombe H, par les meurtres, les agressions, les suicides, de celui de Sid Vicious à celui de Guy Debord, ou les actes de terrorisme comme ceux du gang Baader-Meinhof. Si Geers joue à un quelconque jeu, cest donc celui de léquivoque, du mensonge, où aucune vérité, même la sienne, n'est finalement lisible, parce que la vérité na plus dimportance dans un monde où le bien et le mal ont été depuis longtemps dépassés, interchangés. Geers a mis en Suvre cette réversibilité6 dans de nombreuses Suvres, ainsi par exemple lorsquil réalise en 1993 et 1994, au moment même où lAfrique du Sud est en proie au chaos, la performance (Untitled (ANC, AVF, AWB...) consistant à obtenir les cartes de tous les partis politiques en présence, y compris celui dextrême droite AWB). Cette Suvre ambiguë, réduite aujourdhui en une simple boîte de plexiglas renfermant lensemble des cartes obtenues, est moins justement le choix d'un parti que celui qui consiste tous les choisir et à provoquer un climat de flottement sur le sens de lengagement ainsi que sur le fonctionnement des partis. Geers tente de brouiller les cartes, doser le mensonge, sans espoir de vérité, juste pour pervertir la donne. Cest ce qui résulte de son geste, qui finalement lintéresse, ce qui est révélé par ricochet. Lhistoire lui donne ici raison lorsque lAfrican National Congress, victorieux aux élections de 1994, se trouve finalement plongé dans les remous de lopération Truth and Reconciliation, révélant aujourdhui que tout na pas été aussi clair, entre les « bons » et les « méchants ». Toute son Suvre ultérieure poursuit cette logique déstabilisatrice du « terroriste » et de l« agent double révolutionnaire »7. Mais finalement, peu importe que les histoires de Geers soient truquées, si le jeu est excitant. Car après tout, comme le montre Untitled (ANC, AVF, AWB&), la manipulation existe toujours de part et dautre et la responsabilité demeure en partie introuvable.
Il est également intéressant de noter combien cette notion de provocation voire de simulation varie en fonction du contexte où l'Suvre de Geers est montrée. Ainsi la critique sud-africaine Ruth Kerkham, qui a connu lSuvre des années 90 à Johannesburg, analyse lensemble du travail de Geers de ce point de vue du con artist poussant à son point ultime la logique du simulacre baudrillardien8, tandis que la critique française ou américaine, non avertie de lhistoire confuse de lApartheid, na voulu voir que le rebelle engagé, lenfant terrible qui a courageusement rejoint le combat des noirs opprimés. Cependant, les intentions de Geers ne se réduisent pas seulement à mettre en évidence les paradoxes de la politique ou de linstitution. Les évolutions récentes dun art « politique », souvent naïvement dialectique, confirment la justesse dune position de lartiste en tant que « terroriste » et « simulateur », deux voies « révolutionnaires » que Baudrillard décrivaient dès le début des années 809 comme les seules issues possibles, aux côtés de lironie. Elles ont dailleurs constitué les bases des choix stratégiques de nombreux artistes, parmi lesquels au premier rang Maurizio Cattelan. Cependant lévolution de lSuvre de Geers depuis la fin des années 90 révèle en même temps dautres enjeux, qui étaient restés dissimulés derrière le contexte justement très politique de la scène sud-africaine, de même quelle affirme de plus en plus une vision dépassant les positionnements de la postérité situationniste, pour poursuivre une lecture de lart comme « expérience intérieure ».

Lutter contre linhibition fantasmatique.
Constamment sur la brèche, l'Suvre de Geers est une alerte à la terreur, de la plus subreptice à la plus visible, de la plus personnelle à la plus collective.
Elle interroge les contextes politiques, quil soit celui de lAfrique du Sud ou bien de situations locales et internationales. Ainsi en 1999, au moment de la guerre au Kosovo, Geers fait réaliser devant le musée de Leipzig (galerie für Zeitgenössische Kunst) qui la invité, une muraille de barbelés créant un passage obligé pour entrer dans linstitution ainsi « prise au piège », et surtout située à proximité de lambassade américaine. Cette Suvre, TW Deployed, a ainsi décuplé dans ce contexte la conscience dun conflit demeuré lointain au plan local.
Cependant, Geers entreprend à travers son Suvre un projet de conscience qui va au-delà de la vie de la cité et des conflits mondiaux, pour toucher également lindividu dans sa sphère privée, confronté à ses propres défenses inhibantes. (DIT AUPARAVANT) La dimension médiatique de la vie contemporaine et ses conséquences sur le fonctionnement individuel, constitue dès lors un enjeu central de lSuvre de Geers, préoccupé par la manière de préserver le plus haut degré de vie dans une société où la personne est passifiée par lentertainment  dont les films daction hollywoodiens réutilisés par Geers constituent lapogée. Un entertainment, décrit plutôt aujourd'hui, y compris par les responsables politiques, comme un tittytainment (expression tirée de tit, le sein maternel), selon le concept forgé cyniquement par lancien conseiller de Carter, Zbigniew Brzezinski. Geers alerte contre le « cocktail de divertissements abrutissants et dalimentation suffisante », qui « permettrait de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète »10  quatre-vingt pour cent de la population mondiale selon Brzezinski. En tant que Sud-Africain, ayant passé une grande partie de sa vie à voyager, Geers est plus que conscient du fait que le concept de globalisation prôné aujourdhui comme une réalité salvatrice, avec ses pendants que sont la consolidation et le multiculturalisme, dissimule aussi lévidence dune nouvelle civilisation où les modalités de contrôle et de régulation dune population « inutile » prennent lapparence de la démocratie, du bien-être et de lépanouissement culturel.
Dans ce contexte, « vivre dangereusement » pour Geers consiste aussi à renouer avec son propre imaginaire et à lutter contre « linhibition fantasmatique », selon lexpression de Julia Kristeva11  une entreprise de survie pour un artiste issu dun milieu afrikaner ultra-conservateur et pétri de morale judéo-chrétienne, qui laissait pourtant peu de place à la créativité individuelle.
Title Withheld (Shoot) (1998-1999), présentée pour la première fois à ArtPace au Texas sous la forme dun labyrinthe avec quinze moniteurs suspendus, puis au Printemps de Cahors, comme un face à face de deux écrans doublés damplificateurs sonores, illustre cette tension, entre une position politique contextuelle et un énoncé quasi psychanalytique, une conscience de la menace pesant sur la capacité à imaginer elle-même.
Les écrans de Title Withheld (Shoot) montrent, en boucle de 30, un montage de dizaines dextraits de films américains des années 80-90 (Terminator de James Cameron, A Bullet in the Head de John Woo ou Scarface de Brian de Palma), où le personnage tire littéralement sur le spectateur. Le son porté à la limite du supportable est une sorte de litanie de coups de feu, qui évoque les rythmes de la techno, et compose une musique répétitive obsédante. Ces tirs, sils rappellent Shoot, action que Chris Burden effectua en 1971 au FSpace de Santa Ana, sils évoquent la violence sociale dune classe américaine en prise à la perte de ses repères, sils dénoncent également lutilisation massive des armes à feu aux États-Unis et surtout au Texas, sadressent cependant en premier lieu au spectateur pris dans une projection incessante dimages et faisant lui-même partie intégrante de linstallation.
Si à prime abord, cette Suvre pointe la banalisation des images de violence par la télévision et le cinéma en raison de leur diffusion excessive, elle engage dautres réflexions déjà présentes dans les Suvres antérieures autour de limage, qui captent les angoisses ou les désirs et annihilent en partie la capacité à imaginer. La banalisation de la scène du meurtre par le cinéma américain nest-elle dailleurs pas le symptôme dune société schizophrénique où la spectacularisation a remplacé la propension à imaginer ?
Dans Title Withheld (Hustler) (1993-1994), une photographie pornographique sur laquelle lartiste avait projeté son sperme, cétait lincapacité du désir même à sexprimer en dehors de limage-cliché de la femme Playboy et justement, loin de son corps, qui était signifiée. Pris dans les décharges de Title Withheld (Shoot), expressions dune pulsion destructrice répétée jusqu'à saturation, le spectateur se trouve de même confronté à sa propre inhibition fantasmatique, au danger dignorer son propre être du fait de la banalisation, voire de la dénégation.
En ce sens, Title Withheld (Shoot) constitue une charnière dans lSuvre de Geers. Elle fait basculer lSuvre postérieure dans des enjeux de plus en plus liés aux questionnements autour de larchaïsme et des pulsions, explorés par ses grandes installations vidéo sonores des années 1999-2001, sans pour autant que la lecture critique ne soit aussi fortement sollicitée.

Le primat du percept. Une relation intéressée à lart.
Lintrication dune conscience politique avec une préoccupation pour les affects et les fonctionnements psychiques les plus intimes, voire les plus archaïques, confère à lSuvre de Geers une richesse de sens qui se livre au spectateur par lexpérimentation immédiate, sans jamais que ne prévale le concept sur le percept, malgré linfluence sensible de lart conceptuel sur la genèse de lSuvre. « Je naime pas ces vidéos où le spectateur doit passer quinze minutes avant de comprendre. La personne doit pouvoir entrer à nimporte quel moment et réagir, comme devant un tableau » déclare Geers, dont lSuvre se définit comme une réaction à « lart conceptuel froid des années 1970 »12.
Ses Suvres se déploient comme des coups de poing, dans la simplicité de leur dispositif, comme dans la violence de leur contenu. Ainsi HIV+ (1991-1994), dripping de sang séché, ironise à la fois sur la peinture, la volonté de subjectivité de lexpressionnisme abstrait et la tradition du wall-painting qui refait dailleurs aujourdhui florès avec Douglas Gordon ou Ugo Rondinone (par exemple), tout en présentant son intention première sans chercher à en voiler le sens : la mort au cSur de la matière vitale  dans un pays, lAfrique du Sud, où le taux de séropositifs et la vitesse de propagation du HIV sont les plus élevés au monde.
Ainsi encore, Cry Wolf (1999, Consortium de Dijon), aux accents pop qui montre un amoncellement dampoules rouges signalant lurgence et la détresse (et rappelant aussi des cellules ou encore des Sufs grouillants), tiraille le spectateur entre la jouissance perceptuelle inhérente à l'aspect éminemment décoratif de l'installation et langoisse de lirréparable.
La place accordée à la sensation dans les dispositifs de Geers et par conséquent au spectateur et à son expérience, est révélée notamment par les installations vidéo, à travers limportance conférée aux détails de mise en espace, ainsi quà la dimension sonore. Comme Geers laffirme lui-même, linstallation est au moins aussi signifiante que limage vidéo elle-même, dans la mesure où elle « implique les spectateurs et les intègre à lSuvre »13. Ainsi Medusa Dreaming (2000, galerie Marian Goodman, Paris) où lon trébuche dans un entrelacs de câbles électriques reliant les moniteurs placés sur des palettes au sol, est une métaphore du flux de la vie en opposition avec les images grinçantes, dun visage squelettique (est-ce un crâne ?) claquant des dents.
Limportance de lexpérimentation du spectateur est parfois moins évidente, lorsque lexpérience se veut plus subreptice. Lutilisation de lécran de soie dans certaines projections, comme TW Scream, permet ainsi dinstaurer un paradoxe entre une imagerie violente et lécran doux et mouvant, support dont le mouvement est relatif aux déplacements du spectateur à sa proximité. Cest le travail sonore qui, dans ce cas, révèle la volonté de Geers dimpliquer le spectateur de manière viscérale, du rire hystérique et sadique de lhomme de My Life in the Bush of Ghosts au cri strident dHarvey Keitel, hurlant comme un loup dans Between the Devil and the Blue Sea. Le son des films est le plus souvent retravaillé par Geers avec des effets déchos (de reverb ?) et de répétition (de boucles ?) qui évoquent les litanies et leur pouvoir dinvocation cathartique.
Marqué par la pensée du William Burroughs de la Révolution électronique14 appliquant la technique du cut-up au son, considéré à la fois comme un virus potentiel, induisant brouillage, détournement et subversion, mais aussi comme un antidote salvateur contre le pouvoir excessif du verbe, Geers joue de la dimension sonore dans ses Suvres selon un double registre. Il tente dune part de créer une sorte de musique primitive proche du mantra, qui conduit le spectateur à un état parfois quasi hypnotique, où l'apaisement fait suite à l'horreur. Cest le cas de Blind Mans Bluff, où, après les premiers moments d'une tension presque insupportable, le son apaise et confère au spectacle insoutenable une paradoxale beauté. Geers applique ici de manière aboutie ce que Burroughs imaginait comme « projet de recherche », en brouillant « discours et images » « sur une bande vidéo », afin par exemple de modifier un « contenu émotionnel univoque »15. Dautre part, appartenant à la génération du mouvement punk, des Sex Pistols dont il déforme lhymne Anarchy in the U.K. dans Anthem et quil évoque encore à travers la mention du suicide de Sid Vicious, bassiste du groupe, en 1979 dans TW (curriculum vitae), jusquà Sonic Youth, Geers exalte le pouvoir nihiliste et rebelle dune musique radicale qui la marqué aussi sûrement que celui des arts plastiques eux-mêmes, tout du moins avant son expérience américaine. Ce que Geers se reconnaît ici de commun avec le Johnny Rotten du No Future No Future No Future for you, cest moins une position politique comme il le dit lui-même, son art nest pas un « art politique »16  quun désir de créer une décharge électrique, une secousse nerveuse aussi dérangeante, effroyable et merveilleuse, que fut le punk dans les années 1975.
Au cSur de lSuvre de Geers, se situe donc avant tout ce que lon sent et ce que lon vit. LSuvre dans sa forme tente de livrer sans ambages au spectateur, une perception du monde qui conjugue lhorreur et lextase, la beauté et la violence. Le monde de lartiste se trouve de cette manière lié à celui du spectateur qui ne peut demeurer ainsi un simple regardeur exerçant son jugement esthétique « à distance ». Celui-ci se trouve impliqué dans lSuvre, dans un pathos qui exclut lidée que lon puisse entretenir avec lart une relation stable et désintéressée, puisquelle le place face à un véritable « instinct de liberté »17, au sens où lentendait Friedrich Nietzsche.

« Détruire », dit-il.
LSuvre de Geers, à travers les images et les objets utilisés ou les gestes effectués, sappuie sur un mouvement de décharge et dexpulsion, qui consiste à projeter et libérer une réalité ou une force jusqu'alors en soi. Geers figure la pulsion elle-même, où saffrontent la volonté de vivre et le désir de mourir.
Des tirs de TW Shoot (1998) aux explosions de la vidéo TW Abstract (1999), du cri de TW Scream (1998) au jet de pierre détruisant une vitre avec laction TW Brick, des corps transpercés de balles de TW Memento Mori (1996) à Untitled (Bomb) de 1993  action non réalisée qui consistait à faire exploser une partie dun bâtiment de type muséal, les Suvres de Geers sont autant de rafales dune violence originelle, qui parfois mènent au morcellement.
On peut dailleurs remarquer que lensemble des vidéos de Geers consiste en une « mise en morceaux » de films déjà existants, dans une esthétique du collage et du montage qui ne semble rien vouloir signifier sur le plan conceptuel par rapport à limage cinématographique  bien loin donc de la réutilisation du film hollywoodien par un Pierre Huyghe ou un Douglas Gordon et plus proche en cela dun Martin Arnold qui fait surgir une sorte dinconscient des images. Il sagit presque dune fragmentation de limage, jusquà la lacération du film même.
Ce danger du morcellement est central dans lSuvre TW Self-Portrait (1995), un fragment de bouteille Heineken, bière importée de Hollande  tout comme la famille de lartiste. Supposé avoir éclaté sur le vol TWA 800 dans lexplosion inexpliquée de Long Island en 1996, le tesson de bouteille a été choisi par l'artiste pour constituer son autoportrait. TW Self-Portrait rappelle, comme lanalysait Baudrillard, que la terreur, « forme extatique de la violence », a aujourdhui remplacé laliénation. Elle rappelle la réalité politique où le terroriste prend en otage et vérifie ainsi la perte historique de la scène de léchange, de la règle de léchange et du contrat social18. Mais elle symbolise aussi la réalité individuelle dans une civilisation où la psychose et les astructurations remplacent les névroses. TW Self-Portrait apparaît comme la représentation de léclatement qui menace la cohésion de lêtre, au-delà de lallusion au terrorisme et à la recherche impossible dune vérité des faits19. Lartiste sidentifie ici à un morceau qui aurait partiellement survécu à la destruction ou à la mort par éclatement, ce que TW (curriculum vitae) confirme à lenvie. On touche là à une réalité qui est celle de lincomplétude, mais en même temps, lexpulsion de cette réalité à travers laquelle lobjet maintient la cohésion de lêtre. Ce mouvement dialectique traverse lSuvre toute entière, comme si la tabula rasa était la condition sine qua non dune possible re-création, suivant la métaphore du phénix toujours renaissant.
Kendell Geers met en Suvre laffrontement de pulsions de vie et de mort, tout en poussant jusquau bout la représentation dune forme de destructivité pure, rarement figurée dans ces extrémités. La représentation de cette force dannihilation incommensurable saccompagne de lexpression de sentiments violents comme la peur, le désir de protection face à lintrusion, ainsi que langoisse de la perte. Geers figure des états psychiques ultimes, qui semblaient avoir disparu du champ esthétique de lart des années 80-90, au point que certains ont pu parler dune véritable « difficulté à représenter » (cf. Jean-Charles Masséra ou Paul Ardenne), voire dune véritable inhibition représentationnelle  elle-même figurée par Geers dans Title Withheld (Shoot). Au contraire, Geers fouille à pleines mains dans le chaos des pulsions. Cest une peur extrême qui jaillit du cri strident de TW Scream (1999), sur le visage de la femme pétrifiée, dont le hurlement répété est mêlé à des sons qui en défigurent lhumanité. Cette peur de la destruction que lon imagine physique dans cet extrait de Massacre à la tronçonneuse, pourrait être ici transposée à un autre niveau, comme menace pesant sur lêtre et le symbolique. À travers cette figure de leffroi, Geers ne prolonge pas ici un quelconque traité des passions, mais construit une Suvre où toujours menace un danger ou une ruine. Toute tentative de protection apparaît en soi comme également dangereuse voire meurtrière. Cette ambiguïté de la barrière protectrice est figurée par lensemble des Suvres utilisant le fil de fer barbelé Razor Wire, telles TW Flatwrap, TW Deported, TW Deployed ou Waiting for the Barbarians, un labyrinthe en barbelés isolé en pleine nature réalisé à Münster. Cest dailleurs en Afrique du Sud qua été inventé ce système de protection le plus mortel qui soit, pire encore que le barbed wire, qui met à mort encore plus sûrement, avec ses excroissances coupantes en forme de losanges, celui qui tente de sen extraire.
Le souci de protection face à lintrusion a rarement été aussi exacerbé quen Afrique du Sud où aucune maison néchappe au décor du razor wire enroulé au sommet de ses murs. Geers a représenté cette hystérie de la sécurité qui hante la société contemporaine beaucoup plus encore que celle de la liberté, à travers une série de photographies montrant les maisons de personnalités de lart en Afrique du Sud, qui avaient toutes intégrées ce système défensif à leur intimité. La réversibilité de la protection en agent mortel et en menace contre la liberté ou la vie elle-même, sillustre à travers de nombreuses autres enquêtes ou Suvres de Geers. Il sest ainsi intéressé aux tests secrets effectués à partir du mercure rouge dans les années 1970 en Israël et en Afrique du Sud, qui sert à fabriquer des bombes atomiques miniatures, menaces de destruction pour les nations quelles sont censées protéger. Dans TW (curriculum vitae), sur son site web, il vante les mérites des micro-caméras sans fil qui servent à la surveillance des maisons privées, dans une confusion entre protection et inquisition. Son Suvre sur Internet, TW (curriculum vitae), affiche soudainement le contenu de votre ordinateur, comme si toute tentative de protéger son intimité était dorénavant vaine, lintrusion toujours menaçante. Enfin, Geers a imaginé une Suvre non réalisée  et pour cause  qui consisterait pour une institution à accepter dexposer sans protection les clefs de son bâtiment, cest-à-dire à offrir à chaque visiteur la possibilité de les subtiliser et donc de sy introduire, au risque du pire, au risque de la perte voire de la destruction. Comme si exposer ou sexposer, signifiait par nature une sorte de mise en danger, à travers lidée de lart comme risque à prendre.
Ce danger de la perte est également illustré par plusieurs Suvres, qui figurent toutes des objets manquants, des lieux vides doù quelque chose aura disparu, subtilisé ou détruit.
Stolen représente un socle vide, doù lSuvre sest volatilisée (volée ?). Empty crates (date ?), réalisée à la Biennale de la Havane, expose des caisses vidées de leur contenu tandis que TW (NTTLD) (date ?) représente un vide, celui laissé dans une boutique de voitures décorée dune ridicule plante kitsch, par un véhicule dont il ne demeure que la plaque dimmatriculation NTTLD  allusion au titre Untitled, lui-même vidé de ses voyelles. Au-delà des critiques institutionnelles et des railleries sur des tics de lart contemporain, Geers figure le manque et la perte. Et langoisse suscitée par ce vide semble plus violente encore que les hurlements de TW Scream ou les rafales suicidaires de Stand Off.
Geers accomplit ainsi la représentation de la destructivité pure et des mécanismes qui se mettent en jeu pour lutter contre elle, notamment lérection de systèmes de défenses qui finissent en soi par devenir plus enfermants que protecteurs. Il pousse à lextrême la figuration des pulsions les plus déniées, avec ce goût patent pour tout ce qui demeure caché ou inavoué.
Lui-même travaille dailleurs à maintenir dans son Suvre une zone où personne ne pourra pénétrer, une zone masquée qui échappe à toute intrusion ou à toute destruction, à travers son culte du secret affirmé dès les débuts par létrange choix du titre TW (Title Withheld). Ce titre générique de lSuvre qui indique le secret ou le refus, révèle la position dun artiste dont la radicalité provocante, dissimule aussi la volonté paradoxale de dissimuler et de libérer les réalités enfouies, tout en prenant le risque, parfois désiré, dêtre rejeté pour cette raison même.

Le Bonheur dans le crime20. Violence et érotisme.
In fine, Geers tente moins de représenter lhorreur et lirregardable, comme on pourrait le croire au premier abord, que la pulsion elle-même et surtout ses antagonismes intrinsèques.
Ce principe de réversibilité observé pour des Suvres comme Untitled (ANC, AVF, AWB&) sapplique en fait à lensemble de lSuvre, quil sagisse de la morale, du tragique ou de la pulsion. Geers alterne sans cesse les principes moraux du bien et du mal, comme dans Between the Devil and the Blue Sea, avec un Harvey Keitel en proie aux affres du remords. De même, il renvoie le tragique au comique avec un goût marqué pour lhumour noir  on n'en attendrait pas moins dun Afrikaner  directement emprunté à lesthétique surréaliste21 dans What does Diana Stand for ? Cette Suvre  noter le double sens de la traduction What does Diana Stand for qui redouble la dimension comique : que tolère-t-elle et quelle est sa fonction consiste en la projection à ras le sol et donc difficilement lisible, de diapositives proposant des blagues trouvées sur Internet, toutes consacrées à Lady Di. Enfin, lorsque Geers évoque des pulsions mortifères, cest en effet moins lhorreur elle-même quil figure, que la tension constante entre des pulsions apparemment irréconciliables, de la vie et de la mort, à travers un principe de réversibilité constant entre les opposés.
La résurgence de ce thème de lhorreur dans lart22, qui ne va pas sans une certaine complaisance pour des images extrêmes, après que la représentation du corps et du sexe ait un peu lassé, ne semble finalement pas concerner lSuvre de Geers. Cest plutôt une sorte de « violence élémentaire »23 quil figure dans de très nombreuses Suvres, usant du principe de tension entre érotisme et violence, qui se joue à travers elle24. Cet érotisme est rarement évoqué au sujet de lSuvre de Geers tant il napparaît pas pour beaucoup, sous les dehors de linsupportable, ou que lon réduise cette bivalence à une représentation de lhorreur seule25. Mais cest justement cette continuation du projet surréaliste et bataillien qui mérite quon sarrête sur lui, à la fin dun siècle qui aura plus volontiers figuré le sexe, la sexualité, que lérotisme. Geers laffirme demblée comme un projet, qui sappuie directement sur une lecture de lÉrotisme de Georges Bataille ou encore de Les Larmes dEros26  titre dailleurs réutilisé par Geers avec Tears of Eros (1998), représentant une oreille arrachée extraite du Blue Velvet de David Lynch, autre référence érotiquement chargée. « La sexualité est un autre excès, ou danger, que jutilise pour déstabiliser le langage. Dans ce sens, Bataille, notamment par ses textes sur la sexualité et la mort, a influencé mon travail »27 déclare Geers.
À cet égard, linstallation Blind Mans Bluff (1999) présentée pour la première fois dans les sous-sols de la Secession de Vienne, constitue lSuvre la plus représentative de ces intentions, avec Poetic Justice, Medusa Dreaming ou encore Tears of Eros. Le labyrinthe de moniteurs vidéo et décrans placés à différentes hauteurs sur des échaffaudages de Blind Mans Bluff (titre évoquant le jeu propice au libertinage du colin-maillard) présentait trois images répétées à plusieurs reprises, extraites de films où lon pouvait voir des déclinaisons du même thème de lSil, objet érotique soumis à la torture. Geers y a réutilisé des images dOrange mécanique de Stanley Kubrick, du film hollywoodien Conspiracy Theory montrant un Mel Gibson aux yeux écartelés, et surtout des plans dUn Chien Andalou de Luis Buñuel, un des films les plus étudiés de lhistoire du cinéma, qui illustre en soi les liens étroits quentretiennent érotisme et violence. Geers a choisi de mettre en boucle, renforçant ainsi le sentiment de linsoutenable, les plus fameux plans du film qui montrent la tête de la jeune fille les yeux grands ouverts, tandis que la lame dun rasoir savance vers lun deux. Une main dhomme savance alors avec le rasoir ouvert, puis juste au moment où la lame sapprête à pénétrer le globe, un plan d'un nuage discret qui passe devant la lune sintercale. Enfin, la lame de rasoir traverse latéralement lSil de la jeune fille en le sectionnant, laissant sécouler un liquide vitreux. Cette scène qui a laissé « Buñuel lui-même après la prise de vue de lSil tranché », « huit jours malade&. »28 illustre précisément, selon lanalyse quen a faite Georges Bataille dans Documents, une convergence entre lhorreur et lérotisme au sein de ce film sans queue ni tête, qui apparaît cependant comme une véritable fantaisie érotique représentant « le passage de lonanisme à lhétérosexualité »29.
« Il semble en effet impossible au sujet de lSil de prononcer un autre mot que séduction, rien nétant plus attrayant dans les corps des animaux et des hommes. Mais la séduction extrême est probablement à la limite de lhorreur. À cet égard lSil pourrait être rapproché du tranchant, dont laspect provoque également des réactions aiguës et contradictoires : cest là ce quont dû affreusement et obscurément éprouver les auteurs du Chien Andalou& »30, écrit ainsi Bataille. Geers na pas manqué dailleurs de poursuivre ces paradoxes en utilisant les bandes sonores des films quil a retravaillées en les déformant, créant ainsi une étrange musique, jouant elle-même du processus de fascination-répulsion et établissant une sorte détat cathartique propice à lacceptation des tensions représentées.
Le thème de lSil réapparaît par ailleurs dans une autre installation de Geers, Medusa Dreaming, à travers le titre, apparemment mystérieux, bien que lSuvre réalisée à Paris fasse référence au Radeau de la Méduse de Géricault conservé au Louvre. En effet, limage montre un visage au derme arraché, aux os saillants, claquant des dents dune manière insupportable. Mais sil on veut bien se remémorer que la tête de Méduse, avec ses dizaines dyeux qui serpentent autour de son visage, a toujours été le substitut de la représentation du sexe féminin  cest en tout cas lanalyse que Freud en a faite dans son texte Das Medusenhaupt en 1922 , lSuvre apparaît plutôt comme une figuration du désir et de la peur de la castration, de lérotisme et de lhorreur, sur un mode évidemment ironisant.
Geers a poussé plus loin encore lanalyse de lérotisme dans son Suvre, comme étant, en tant que pulsion vitale, fortement lié à la mort voire au meurtre. Poetic Justice semble mettre en Suvre la conception dun érotisme comme « lapprobation de la vie jusque dans la mort »31, avec cette image extraite du remake américain des Diaboliques montrant une tête sous leau, maintenue par le couple des femmes vengeresses, Isabelle Adjani et Sharon Stone.
Dans The Beautiful Ones are not just yet Born, cest lenfant meurtrier, summum de lhorreur et du tabou, qui apparaît riant avec du sang sur le visage. Cette image extraite de lExorciste, au moment où lenfant dit « Let Jesus fuck up » avec un visage quasi extatique, apparaît comme une illustration du « bonheur dans le crime », ou de cette conception du meurtre comme le sommet de lexcitation érotique, telle que la décrivait Sade auteur de prédilection de Geers.
Georges Bataille na dailleurs pas oublié de citer Sade dans son ouvrage sur lérotisme : « Il ny a pas un libertin un peu ancré dans le vice qui ne sache combien le meurtre a dempire sur les sens »32 écrivait le divin Marquis.
Loin de lhéritage bataillien, Geers samuse aussi beaucoup du désir et de la sexualité, de même quil esquisse in fine une vision de lérotisme qui va au-delà du mouvement de mort. À travers Anthem, Suvre réalisée au Delfina Studio de Londres, cest une allusion discrète mais ironique qui est faite par Geers aux pannes du désir, en une sorte de suite à lSuvre Detumescence (1966) de Dan Graham. Avec en fond sonore Anarchy in the U.K. des Sex Pistols déformé, une colonne phallique de palettes supporte un moniteur montrant un drapeau qui narrive plus à se dresser. Geers renforce le comique avec son CD audio Fucking Hell, composé de bruits de divers couples faisant lamour, qui se transforment en bruits de cochons.
Dans limportante Suvre pérenne The Garden of the Forking Paths (2000), réalisée au Japon, Geers semble cependant développer une vision de lérotisme qui dépasse les liens entre désir et effroi, entre plaisir et angoisse. En pleine nature, une construction en béton brut de plan carré, ouverte sur un côté, telle une guérite, se poursuit en hauteur par des murs en fils de fer barbelé. Au fil des saisons, lSuvre se modifie et délivre des impressions opposées. Tandis quelle est recouverte de neige en hiver et que seul dépasse le barbelé, lété découvre avec la fonte des neiges la partie bétonnée, tandis quun lierre, symbole de lamour éternel, le recouvre peu à peu. Geers paraît signifier ici que si danger et érotisme sont bel et bien liés, comme lSuvre Lovers le laissait entendre avec ses deux signaux de détresse tournoyant côte-à-côte, « le sens dernier de lérotisme est la fusion, la suppression de la limite »33.

Il peut sembler parfois « dangereux de se pencher au-dedans » de lSuvre de Geers  pour reprendre lexpression forgée par Buñuel et Dali raillant linterdiction affichée dans les trains , qui poursuit dans le champ esthétique les discours critiques les plus radicaux de la modernité. En effet, rien dextrême ni de dérangeant ne lui échappe, quil sagisse dSuvres liées à des préoccupations politiques, morales et/ou centrées sur la vie psychique et pulsionnelle. Et cest bien parce que, pour lui, lart renvoie dabord à la vie et à sa possible violence, dans une perspective dionysiaque quil partage avec le projet nietzchéen et bataillien. Cest pourquoi son Suvre sillustre par une exaltation des pulsions « maudites » et par son positionnement anarchiste fondamental, qui a aussi pris acte de la révolution récente induite par les mass media, à travers la mise en Suvre dune esthétique de la simulation teintée dune constante ironie. Sinscrivant dans une critique radicale qui congédie la modernité, Kendell Geers travaille à une position originelle de lart qui consiste en une opération intéressée, en un véritable stimulant de linstinct de liberté. Et pour Geers, il faudra toujours préférer être en liberté quen sécurité.

notes
1. Dangereux de se pencher au-dedans était le premier titre du scénario de Luis Buñuel et Salvador Dali, pour Un chien andalou, 1929 (film en 35 mm de 16 mn 30, noir et blanc). Cf. Luis Buñuel, Lettre à José Bello, 10 février 1929, in Un Chien andalou, lectures et relectures, Philippe Dubois et Edouard Arnoldy, Revue belge du cinéma, n° 33-35, 1993, p 1.
2. Kendell Geers, Argot, 1995, Chalkham Hill Press (épuisé, 500 exemplaires dont 30 exemplaires signés avec multiples).
3. Guilty est le titre dune action réalisée par Geers au Fort Klapperkop de Pretoria, 1998.
4. Kendell Geers, entretien, Fame, mars-avril 2001.
5. « En tant quartiste, jessaie daborder la vie avec vigueur, voire bellicosité, de la vivre dune façon extrême ; le fruit de cette expérience devient art. Je suis certain quun jour, mon art  ou moi  ira trop loin et que jen mourrai. À cause dune Suvre appelée Guilty, je figure déjà sur la liste des victimes désignées dun groupe néo-nazi dAfrique du Sud. Mais ma mort sera peut-être plus banale quhéroïque, due à un simple incident technique, ou parce que je me serais électrocuté ». Kendell Geers in LSuvre Phénix, entretien avec Christine Macel, Art Press n° 257, p. 32.
6. Geers exprime cette idée à travers la citation dans Argot dune phrase de Guy Debord : « Finalement chaque signe est susceptible dêtre converti en autre chose, même en son contraire ».
7. Ces deux termes sont utilisés par Geers dans To die for, in Argot, op. cit., parmi vingt-six citations de diverses provenances. Ainsi, la citation 14 : « Lagent double révolutionnaire a une tâche très importante et difficile. Il doit tromper lennemi et demeurer non suspect aux yeux de ses plus proches amis. Il doit être en position dobtenir de linformation sur la force et les plans de son ennemi, et savoir comment transmettre linformation aux forces révolutionnaires » (Kwame Nkrumah). Et la citation 2. « Lobjectif du Terroriste ou du Combattant pour la Liberté est la perturbation et la subversion des systèmes sociaux, économiques, politiques et psychologiques de leurs ennemis idéologiques. Sans voix dans les affaires politiques de la tendance dominante, leurs actions sont inévitablement influencées par ce qui attire lattention des mass media, qui en retour transforme laction individuelle en crise internationale ».
8. Ruth Kerkham, There is a bomb in this exhibition : Kendell Geers charged, Parachute, n °99, p. 30-40.
9. Jean Baudrillard, Otage et terreur : léchange impossible, Traverses, n° 25, juin 1982, centre Pompidou, CCI, p. 7 : « La seule révolution dans les choses nest plus aujourdhui dans leur dépassement dialectique (Aufhebung), mais dans leur potentialisation, dans leur élévation à la puissance N, que ce soit celle du terrorisme, de lironie ou de la simulation. »
10. Cité par Hans-Peter Marti, Le Piège de la mondialisation, Solin/Actes Sud, (année ?).
11. Julia Kristeva, Les nouvelles maladies de lâme, (références).
12. Kendell Geers, entretien, Fame, op.cit.
13. Kendell Geers, « LSuvre Phénix, entretien avec Christine Macel », op. cit., p. 29.
14. William Burroughs, Révolution électronique, HC-DARTS, [1970], 1999.
15. Ibid., p. 17.
16. Kendell Geers, entretien, Fame, op. cit. : « Jai été lié au moment de lApartheid à des activités politiques [&], jétais un activiste anti-Apartheid, cependant je me suis finalement décidé pour lart, car on peut atteindre bien plus avec lart quavec la politique [&]. Je tente de compléxifier lart à travers le politique mais je ne fais pas dart politique. La politique est un élément de mon art comme de ma vie. »
17. Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la Morale, deuxième dissertation, paragraphe 18, Nathan, Paris, 1981, p. 138.
18. Jean Baudrillard, Otage et terreur : léchange impossible, op. cit., p. 2-13.
19. Ruth Kerkham montre dailleurs comment ces problématiques sont redoublées dans lSuvre par la simulation laissée visible par lartiste, qui affirme la provenance du tesson, de lavion TWA 800 détruit en 1996, alors que lSuvre date de 1995. Ruth Kerkham, There is a bomb in this exhibition : Kendell Geers charged, op. cit.
20. Barbey dAurevilly, Les Diaboliques : Geers fait allusion aux Diaboliques dans linstallation Poetic Justice réalisée au Carnegie Institute de Pittsburgh (2001), ville où le film éponyme a été tourné avec Sharon Stone et Isabelle Adjani dans les rôles féminins.
21. Geers se réclame lui-même de lhumour noir dAndré Breton dans lentretien de la revue Fame.
22. Cf. le numéro spécial dArt Press, LHorreur, hors série, 2001, qui évoque un « Bain de sang dans lart britannique récent » (p. 80), une « Esthétique du psycho-killer » à partir de Warhol (p. 86), ou encore lesthétique de la torture développée par Chris Burden et lactionnisme viennois (p. 104).
23. George Bataille, LÉrotisme, Éditions de minuit, collection Arguments, Paris, 1957, p. 23.
24. Georges Bataille, ibid., p. 23  : « essentiellement, le domaine de lérotisme est le domaine de la violence, de domaine de la violation » ou encore « la violence seule peut ainsi mettre tout en jeu ».
25. Cest dailleurs le propos de Claire Margat dans La version française de lhorreur in Art Press, LHorreur, op. cit., qui réduit le surréalisme et la pensée de Bataille à une « poétique de lhorreur » sans analyser sa dialectique avec lérotisme (p. 26). Elle inscrit ainsi la « nouvelle esthétique » dun Artaud, dun Bataille ou dun Leiris « dans un mouvement général dexposition de lhorrible », comme « la version originale de lhorreur ».
26. Georges Bataille, Les Larmes dEros, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1957.
27. Kendell Geers, « LSuvre Phénix, entretien avec Christine Macel », op. cit., p. 32.
28. Georges Bataille, chronique « Ril, 1) Image de lSil 2) Friandise cannibale », Documents, n° 4, Paris, 1929, note 1.
29. Cest le point justement développé dans létude de Jenaro Talens, The Branded Eye, Buñuels Un Chien Andalou. University of Minesotta Press, Minneapolis, London, 1993, p. 51.
30. Georges Bataille, (titre), op. cit.
31. George Bataille, LÉrotisme, op. cit., p. 17.
32. Ibid., p. 17.
33. Ibid., p. 143.